Dans l’Athènes du Ve siècle avant notre ère, un jeune citoyen ne pouvait prétendre à une éducation complète sans maîtriser la mousikê – cet art qui englobait poésie, chant, danse et harmonie mathématique. Cette vision holistique de l’éducation, la paideia, visait à façonner l’être humain dans sa totalité. Platon affirmait que « la musique est pour l’âme ce que la gymnastique est pour le corps ».
Aujourd’hui, cette approche nous semble presque exotique. Nous évoluons dans un monde où les savoirs sont compartimentés, où l’efficacité prime sur la formation, où l’instantané l’emporte sur la maturation. Comment en sommes-nous arrivés à cette fragmentation, et quelles en sont les conséquences pour notre rapport à la connaissance ?
Pour les Grecs, la mousikê constituait le cœur de la formation intellectuelle et morale. Elle servait de pont entre le monde sensible et intelligible, permettant d’apprendre les proportions mathématiques, l’harmonie cosmique et l’héritage poétique. L’idéal de kalokagathia – « le beau et bon » – visait l’harmonie parfaite entre développement physique, intellectuel et moral.
L’avènement de la modernité a progressivement érodé cette conception unifiée. Avec l’industrialisation, l’éducation s’est réorganisée autour de la spécialisation et de l’efficacité productive. La musique, jadis pilier éducatif, s’est retrouvée reléguée au rang d’activité « extra-curriculaire ». Cette marginalisation symbolise l’abandon de l’idéal humaniste au profit d’une logique utilitariste.
Notre époque hyperconnectée a amplifié cette tendance. La révolution numérique, malgré la démocratisation de l’information, a créé une culture de l’immédiateté qui transforme notre rapport au savoir. Pourquoi apprendre par cœur quand Google répond instantanément ? Pourquoi des années d’étude quand des tutoriels promettent la maîtrise en minutes ?
Cette logique génère une illusion dangereuse : que l’information équivaut à la connaissance. Or, la véritable maîtrise nécessite un apprentissage patient qui permet l’intériorisation profonde. Plus préoccupant, cette culture s’accompagne d’un effacement des références communes. Les œuvres du patrimoine perdent leur évidence, privant les générations du socle culturel partagé qui permet le dialogue et nourrit la créativité.
La méfiance croissante envers les universités américaines illustre les dangers de cette dévalorisation du savoir. Cette crise de confiance révèle un décalage entre élite intellectuelle et société, mais aussi les conséquences de décennies de désinvestissement éducatif.
Quand l’université devient inaccessible, quand elle semble déconnectée des préoccupations citoyennes, elle perd sa légitimité sociale. Cette crise américaine interroge également nos propres systèmes éducatifs et la place que nous accordons à la transmission culturelle dans nos sociétés.
Face à ces défis, il ne s’agit pas de céder à la nostalgie, mais de repenser notre rapport au savoir.
Cela implique de redonner sa place à l’art et à la culture dans l’éducation, non comme ornements, mais comme dimensions constitutives de la formation humaine. Il faut aussi résister à la dictature de l’urgence pour préserver des espaces de lenteur et de profondeur.
Il nous faut réinventer les sanctuaires de la connaissance – ces lieux où l’héritage peut être transmis, questionné, réinterprété. L’enjeu n’est pas de figer le passé, mais de maintenir vivante la conversation millénaire de l’humanité avec elle-même. Dans un monde en constante accélération, préserver notre capacité collective à penser en puisant dans la richesse de notre héritage n’a jamais été aussi urgent.
© Valérie Milot 2025